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L'histoire

Tea time chez Dammann 16.04.08

Comment le fonds Ardens a repris une institution vieille de plus de quatre-vingt ans, leader du marché haut de gamme du thé et de l’infusion en France. Et l’a cédée à contre-cœur, après l'avoir transformée en une société innovante, moderne et prête à assurer sa propre distribution, à l'italien Illy, un leader dans le monde du café.
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En 2004, la famille Jumeau-Lafond, qui détient le capital de Dammann, cherche à céder l’entreprise. Le dossier circule et est présenté à quelques fonds d’investissement, dont Ardens, SCR parisienne constituée en 2003 par trois professionnels, Frédéric Ruppli, Louis Renaudin et Bernard Gervais. Dammann a connu bien des évolutions depuis sa création en 1925 par les frères du même nom : de simple négociant, la société est devenue progressivement un «blender», qui compose ses propres mélanges, à l’initiative de Jean Jumeau-Lafond, Pdg de 1954 à 1979 et «inventeur» des premiers thés aromatisés, connus à l’époque sous le nom de «thés de Paris». En 1979, son fils aîné, Jacques, lui succède et Dammann continue à se développer, notamment par la vente de thés en vrac aux épiceries fines, sur un marché du thé haut de gamme en croissance. Au moment où la société est mise en vente, le chiffre d’affaires atteint ainsi 16,7 millions d’euros, pour un résultat net de 5,5%, des performances financières remarquablement stables au cours des trois années précédentes.

Une société sclérosée
Une première visite dans l’usine d’Orgeval, où le thé arrivé de Ceylan, de Chine ou d’Inde, est nettoyé, mélangé et parfois aromatisé, fait cependant comprendre à Frédéric Ruppli que, si le deal se fait, il faudra «dépoussiérer» l’entreprise, dont la gestion semble ne pas avoir évolué depuis le passage de témoin entre le père et le fils Jumeau-Lafond : «Pas d’informatique, tout était géré au crayon, il y avait un seul fax, les téléphones n’avaient pas l’international. Le Pdg contrôlait tout, se fiant uniquement à sa mémoire», résume-t-il.
L’autre défi qui attend les investisseurs est le développement de la marque Dammann. Jusque-là, la croissance a en effet été essentiellement tirée par la production de thé vendu en vrac ou conditionné pour des clients (28,6% de l’activité, 17% pour le seul Fauchon à l’époque), la «marque» Dammann ne représentant que 17% du chiffre d’affaires. Bien que leader sur le segment du thé haut de gamme, que ce soit en tonnage, 800 tonnes contre 100 pour Mariage Frères, ou en chiffre d’affaires (16,7 millions d’euros contre 12), la société ne dispose pas encore d’une image forte, contrairement à ce concurrent dont le réseau de points de vente en France et à l’étranger lui assure une reconnaissance auprès du grand public amateur de thé.

Le pari sur un manager
Mais la première question à régler est la succession à la tête de l’entreprise. Didier Jumeau-Lafond, Dg jusque-là resté dans l’ombre de son frère aîné, est tenté par l’aventure et prêt à réinvestir le produit de cession de ses actions dans le nouveau tour de table. Est-il néanmoins l’homme de la situation pour moderniser et développer Dammann ? Contrairement à certains fonds refroidis par sa personnalité entière et parfois trop dynamique à leurs yeux, les investisseurs d’Ardens sont conquis : «Notre principal pari a été de lui faire confiance, souligne Frédéric Ruppli. Il avait été bridé depuis des années et débordait d’idées pour développer l’entreprise. Même s’il avait besoin qu’on les confronte à une certaine rationalité.»
Le protocole d’accord est donc signé en décembre 2004 avec Didier Jumeau-Lafond et les autres membres de la famille. Conformément au système de levée ad hoc en vigueur à cette époque chez Ardens, une douzaine d’investisseurs participent à l’opération, sur la quarantaine de souscripteurs potentiels appartenant à ce «club d’entrepreneurs». Un industriel souhaite aussi entrer au capital : il s’agit d’Illy, le distributeur de café italien, qui prend un ticket de 10%. Quelques mois plus tard, l’acquisition est conclue, sur la base d’une valorisation de 15 millions d’euros, inférieure à celle initialement prévue, en raison d’une déconvenue sur l’exercice 2004. Une campagne de Noël ratée en raison de problèmes dans la production des emballages a en effet provoqué un décalage de 30% par rapport à l’objectif de résultat net (1,4 million d’euros au lieu de 2 millions), malgré un chiffre d’affaires en très légère hausse à 17,3 millions d’euros (contre 18,5 prévus). Mais le potentiel de progression du CA et des marges est bien là, selon Frédéric Ruppli : «Il y avait des gisements de productivité qui ne demandaient qu’à être exploités. La prise de parole, la mise en place de réunions hebdomadaires les ont libérés.» Le décloisonnement entre les différents services, par exemple la mutualisation des intérimaires, font ainsi progresser significativement la rentabilité.

La révolution du sachet-cristal
Afin d’imposer l’image de qualité de Dammann auprès du marché, un plan marketing ambitieux est mis en place : des présentoirs et des panonceaux à l’effigie de la marque sont distribués auprès d’une quarantaine d’enseignes indépendantes (torréfacteurs, épiceries fines, confiseries, magasins de diététique…) ; les marques La Manufacture des Thés et French Line pour l’export, sont mises en avant en GMS. En termes d’offre produit, la priorité est donnée à l’évolution vers une part accrue de petits conditionnements en boîtes ou en sachets individuels, dont le sachet-cristal. Cette invention de Didier Jumeau-Lafond est en effet une petite révolution sur le marché du thé en sachet : en permettant d’accueillir des feuilles entières, elle fait évoluer positivement l’image du thé en sachet auprès des connaisseurs, et concilie le côté pratique et rapide du sachet avec la qualité des thés sélectionnés. A l’entrée d’Ardens dans Dammann, la société en vendait déjà 40 millions, principalement auprès de la clientèle des cafés-hôtels-restaurants. Deux ans plus tard, elle atteint 60 millions de sachets vendus et «les 80 millions sont en vue pour 2008», d’après leur inventeur.

Cap sur le luxe
L’autre vecteur de croissance du chiffre d’affaires est l’export : Dammann y réalise à peine 10% de ses ventes en 2004. Si le LBO ne permettra pas de faire progresser significativement cette part (12%), il permettra de poser les premiers jalons d’une évolution toujours en cours. Début 2008, un contrat prometteur a été signé au Japon et la clientèle du Moyen-Orient se développe aussi très fortement. «Plus globalement, l’idée est de faire sortir Dammann de l’alimentaire pour en faire un produit de luxe», souligne Didier Jumeau-Lafond. Pour accompagner cette évolution, la société décide d’ouvrir son premier magasin parisien Place des Vosges, où sont vendues ses 500 types de thé différents. Un contrat de partenariat est aussi signé avec Lalique et Hermès. Cette association avec le monde du luxe permet évidemment à la marque d’augmenter ses marges et de se positionner sur le très haut de gamme, à l’instar d’un Mariage Frères.
Les résultats ne se font pas attendre : en 2006, le chiffre d’affaires atteint 20,3 millions d’euros et, en 2007, 21,7 millions, pour un résultat de 3 millions d’euros, qui aura triplé en trois ans. Illy, qui a fait une première offre en 2006, est de plus en plus intéressé et revient à la charge en 2007. Didier Jumeau-Lafond et les managers de la société associés au LBO souhaitent saisir l’opportunité de s’associer à cette marque présente dans 110 pays. Après six offres refusées par le fonds, la septième est la bonne, avec à la clé un doublement de la valorisation par rapport à la première offre. Tout le monde est satisfait : Didier Jumeau-Lafond, qui prend une part significative du nouvel ensemble en réinvestissant une partie du fruit de la cession de ses parts, et l’investisseur, qui réalise un TRI à trois chiffres. Même si Frédéric Ruppli dit avoir cédé la société à regret, considérant qu’elle aurait atteint sa pleine maturité dans deux ou trois ans.
François-Xavier Chapelle

Repères

> 1925
création de Dammann Frères
> 1954
Jean Jumeau-Lafond devient Pdg de Dammann
> 1975
la famille Jumeau-Lafond détient 100% du capital de Dammann Frères
> 1979
Jacques Jumeau-Lafond devient Pdg
> 2005
LBO d’Ardens, Illy prend 10% du capital
> 2006
première offre d’Illy
> 2007
Illy rachète Dammann au terme de la septième offre…

Visions croisées

  • Zoom
    Didier Jumeau-Lafond (Dammann)
    Didier Jumeau-Lafond (Dammann)
    © D.R.

Didier Jumeau-Lafond et Frédéric Ruppli, respectivement manager et investisseur, reviennent sur leurs relations pendant le LBO.
Private Equity : Comment jugez-vous votre collaboration ?
D. J-L. : Ardens a cru dans notre projet et cette confiance, comme celle des grands chefs d’entreprise que sont Patrice Jacquelin (Pdg de la société d’accessoires de cuisine et de pâtisserie Sasa Industrie) et Jean-Paul Chevalier (ex-Pdg de Jacques Vabre puis président de Labeyrie), m’a conforté dans mes idées.
F. R. : J’ai dit au début de notre histoire à Didier que j’avais plus confiance en sa société et en ses capacités de manager que lui-même. La prise de conscience de ses propres qualités s’est faite tout au long de notre collaboration.

Private Equity : Quel a été l’apport d’Ardens dans le LBO ?
D. J-L. : Ardens a joué un rôle essentiel dans la structuration de notre entreprise. J’ai pris conscience avec eux que l’argent
est une marchandise comme les autres. Leur rigueur financière a été précieuse dans la gestion de la croissance de Dammann.
F. R. : Nous avons pu constituer un conseil de surveillance de très haut niveau, avec un représentant de Cogepa SA, la holding de la famille Duval-Fleury, ainsi que Patrice Jacquelin et Jean-Paul Chevalier, qui ont aussi investi dans le LBO. Ils ont joué un rôle important dans l’élaboration de la stratégie de commercialisation et le marketing avec les distributeurs.

Private Equity : Y a-t-il eu des tensions entre vous ?
D. J-L. :
Il y avait un risque qu’Illy, qui était l’acquéreur idéal compte tenu de sa culture familiale et de son réseau de distribution,
se tourne vers une autre cible. Mais je ne peux finalement que remercier Frédéric d’avoir tenu bon à ce moment-là.
F. R. : Après que nous ayions refusé plusieurs offres de sa part, Didier craignait qu’Illy finisse par renoncer à acquérir Dammann.
Je pense au contraire que le fait qu’il ait vendu chèrement sa peau lui a valu le respect de l’acquéreur.

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