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La préemption ou l’art de créer l’exclusivité 06.07.16

La préemption ou l’art de créer l’exclusivité
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Dans un contexte où la compétition est rude pour acquérir de beaux actifs, certains fonds court-circuitent le système des enchères et se positionnent avant la mise en vente officielle de leur cible.
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Premier arrivé, premier servi. Certaines équipes décident d’éplucher des secteurs pour en repérer les plus belles cibles avant leur mise en vente, afin d’augmenter leurs chances de remporter la mise. Car aujourd’hui, surtout sur le midmarket, les derniers tours d’enchères peuvent être sanglants.

Investir dans un travail préalable

« Nous avons compris très tôt que les enchères étaient une roulette russe, illustre Philippe Poletti, à la tête de l’activité Mid Cap Buyout d’Ardian. Comme nous ne sommes pas toujours prêts à payer le plus cher, nous travaillons nos dossiers très en amont. Nous misons sur notre capacité à sourcer des dossiers en menant des études sectorielles, en regardant des entreprises indépendantes et des grands groupes, ainsi que les portefeuilles de nos concurrents. » Ardian Mid Cap conclut en effet plus de 50 % de deals de gré à gré dans son fonds 5. Parmi les opérations préemptées, citons Trigo ou Solina, tous deux repris à IK, ou Trescal acheté à 3i, pourtant pas vendeur. Pour ce dernier, Ardian a mené une étude extensive sur les acteurs de la certification et du testing. Un tel défrichage permet d’aller vite sans faire trop de bruit mais représente un coût certain. Pour un autre serial préempteur, « sur 50 leads par an, nous regardons 30 opportunités de façon préliminaire, dont sept où le travail est encore plus approfondi avec des due diligences stratégiques qui dépassent les 200 000 euros. Au final, cela donne deux ou trois phases amont où une offre préemptive peut être formulée ». ICG préempte aussi de nombreux deals, comme récemment Stella La Toulousaine, et capitalise parfois sur son expérience de prêteur pour arriver en premier, comme pour Gerflor où il a apporté l’equity et la dette. Le temps passé avant d’attaquer est donc précieux afin de viser juste.

Le rôle clé du management

La meilleure information vient toujours de l’intérieur. « Nous avons une approche itérative pour fixer le prix, explique Philippe Poletti. Sur les dossiers secondaires, nous partageons nos modélisations et nos valorisations avec les équipes de management, qui ont d’ailleurs souvent une idée de ce qu’attend le fonds cédant. » D’autres investisseurs tablent sur les relations nouées avec le management même s’ils ont perdu le deal. Ils peuvent ainsi préempter le deal d’après, comme Naxicap l’a fait avec DCI (SSII) repris à LBO France et Capzanine. Quand le courant passe bien, les dirigeants donnent un accès élargi à leur entreprise et à leurs projets, car ouvrir sa porte à un seul investisseur reste plus simple que d’accueillir un défilé de prétendants. « En général, le candidat à l’achat a un angle avec le management auquel il a un accès privilégié, a constaté Pascal Raidron, président d’Eight Advisory. Il cherche ensuite à comprendre sur quelles bases s’est monté le deal historique et quelles sont les attentes du cédant en matière de prix, pour lui présenter une offre attractive et surtout finançable rapidement, y compris en full equity. Les contours du management package sont déjà dessinés. Quand l’acquéreur sort du bois, l’actionnaire en place – qui pourra avoir été déjà mis au courant – devra réagir immédiatement et trancher : laisser faire ou bloquer, et vite. »

Rapidité, fermeté, juste prix

« Quand nous avons acquis une très bonne connaissance d’une entreprise, alors nous pouvons approcher le manager avec de bonnes idées et une stratégie de transformation, explique Philippe Poletti. Nous leur présentons aussi notre value creation book sur les stratégies mises en œuvre dans d’autres participations. Par exemple, notre expérience dans le secteur des ingrédients à travers ce que nous avons fait chez Diana nous a beaucoup servi pour préempter le dossier Solina. » Ensuite, pour mériter une réputation de préempteur efficace, l’équipe doit « délivrer » vite et bien un engagement ferme. « La vitesse est la clé d’un process préemptif car la fenêtre de tir ne s’ouvre que pendant quelques semaines, détaille Pascal Raidron. Il faut donc pouvoir donner le prix qui convient en se fondant sur des informations plus ou moins complètes selon les diligences menées. La discrétion est primordiale pour ce type d’approche. Une fuite fait savoir à tous que l’affaire est à vendre et fragilise le premier candidat, voire tue l’intérêt des candidats ultérieurs. » Un autre habitué de l’approche en amont souligne la difficulté de l’exercice : « On part parfois complètement dans le noir pour une valorisation. Il faut établir un nuage de points, souvent sans info prémâchée. Ce qui est passionnant mais demande d’être très discipliné quand nous n’avons que deux semaines de due diligences. » Et la qualité de la préparation se mesure dans le prix proposé. Toujours ajustable, il ne doit toutefois pas être trop loin des attentes des cédants. Les acteurs interrogés sont unanimes : il faut taper en haut de fourchette et il est interdit d’essayer de gratter quelques millions d’euros de rabais, donc ne pas être « ric-rac » dans sa capacité de financement. Récemment, CDC International Capital, qui a les poches profondes avec ses partenaires fonds souverains, a fonctionné en préemption sur le dossier Vivalto.

La réception d’une telle offre

Recevoir des marques d’intérêt non sollicitées peut être flatteur. Et surtout faire gagner du temps, donc du TRI. « Nous avions reçu une offre préemptive d’Astorg sur Saverglass en 2011, rappelle Jean-Paul Bernardini, président de Nixen. Astorg avait une très bonne vision de ce qui pouvait être réalisé avec la société, et a proposé un prix en haut de la fourchette identifiée dans les travaux de valorisation ainsi qu’une offre full equity. Nous avons décidé de l’accepter. » Les fonds qui préemptent ont tendance à accepter d’écouter les prétendants pressés, sans accepter à tous les coups leurs avances. Mais d’autres fonds refusent toute approche préemptive et ne fonctionnent que par enchères, pour assurer à leurs investisseurs qu’ils ont extrait le maximum de valeur de la société. « Si ce type d’offre se multiplie avec le niveau de concurrence, elle présente des limites, nuance Pascal Raidron chez Eight Advisory. Le vendeur n’est jamais certain qu’un prix, même attractif, lui assure de renvoyer le maximum de valeur à ses investisseurs. Il doit donc être convaincu que le prix proposé est bon, et justifiable. » Pour convaincre, l’acquéreur peut faire preuve de souplesse en limitant les garanties demandées, ou en proposant au cédant de revenir en minoritaire pour continuer à accompagner son actif.

Et quand c’est non ?

Malheureusement, les approches en amont ne fonctionnent pas à chaque fois. Par exemple, PAI Partners, soutenu par le management de la cible, a essayé de préempter Saverglass en 2015 sans succès auprès d’Astorg. Un process ouvert a donc été lancé, restreint à trois ou quatre fonds. Finalement, Carlyle a su gagner le deal. Idem pour Eurazeo, qui a flashé sur Montblanc Materne et a tenté une approche de gré à gré… Sauf que le prix ne reflétait pas toute la croissance attendue par LBO France des investissements enclenchés aux États-Unis. IK s’était d’ailleurs aussi cassé le nez en préemptive sur le même dossier en 2010, mais avait pu, petite consolation, céder ses due diligences à LBO France. En 2015, Ardian aurait dû préempter les navires de la Compagnie du Ponant, selon certaines sources, mais Artemis a finalement emporté l’affaire. Le plus souvent, lorsqu’une offre précoce est refusée, la Place le sait ; le cédant déclenche une vente et les banquiers d’affaires lancent les info-mémos.

La préemptive bulldozer

Il existe une autre forme de préemptive, moins furtive que les précédentes. La préemptive style bulldozer, qui consiste à assommer la concurrence entre deux tours d’enchères avec un prix nettement plus élevé que les autres, ou à se montrer de loin le plus rapide pour proposer une offre ferme. « Côté vendeur, lorsque nous présentons de belles entreprises de croissance, les fonds essaient souvent de remettre des offres avant la date prévue, confirme David Salabi, associé de Financière Cambon. Nous voyons davantage des acquéreurs qui prennent de l’avance que de vraies préemptives. Cela dit, sur le seul critère du prix, il n’y a rien de mieux qu’un process, mais nous travaillons sur mesure pour notre clientèle surtout composée d’entrepreneurs. » Pour autant, les acquéreurs qui dépassent la concurrence avec un prix canon, comme Shandong Ruyi pour reprendre Sandro Maje, ne sont pas souvent des fonds. En effet, un corporate avec un énorme marché intérieur n’a pas les mêmes contraintes de temps et de rentabilité qu’un fonds de private equity.

La préemption est donc un jeu qui permet de gagner des affaires. Mais les candidats à ce type d’approche ne doivent pas trop souvent se manquer, sinon ils risquent de ternir leur réputation d’interlocuteur de confiance.

Laurence Pochard

ENTRETIEN Afficher tout

Bruno Stern, associé gérant de Natixis Partners, a conseillé en 2015 la vente de trois entreprises de gré à gré, sur sa recommandation.
“Nous organisons des deals de gré à gré.”
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P. E. M. : Pourquoi recommandez-vous des approches de gré à gré ?

Selon les cas, nous pouvons choisir d’organiser des deals de gré à gré même dans le cadre d’un mandat de cession classique à l’origine. Chez Natixis Partners, nous militons d’ailleurs contre le recours systématique aux enchères. Un beau groupe n’a pas forcément besoin d’être montré à la terre entière pour optimiser la valorisation ! De plus, les managers doivent prioritairement se battre pour développer leur activité dans le contexte économique actuel, et un process avec beaucoup de candidats leur prend un temps pourtant précieux. Si cela dure trop longtemps, il est même possible que cela affecte le current trading. Par ailleurs, il y a un défaut d’offre sur le marché, avec plus d’acheteurs que de vendeurs pour les plus beaux actifs. Ainsi, les processus menés hors enchères font gagner du temps, maximisent la valeur et ce, en toute confidentialité.

P. E. M. : Y a t-il des équipes de fonds spécialistes des préemptives ?

Oui, il y a toujours eu des fonds capables de bien mener ces offres. Il faut que ces investisseurs aient des moyens significatifs afin de pouvoir ajuster leur prix sans contrainte. Il est indispensable qu’ils soient rapides et efficaces et surtout qu’ils aient une réputation irréprochable, et notamment qu’ils soient de parole. Enfin, ils doivent avoir une vision claire du prix, ce qui est également indispensable du côté des vendeurs que nous pouvons aider sur ce plan : avec 35 deals par an, nous avons une vision précise des tendances de marché et du prix auquel serait sorti l’actif à l’issue d’un open bid. D’ailleurs, si un vendeur ne démord pas d’une estimation trop agressive du prix de son actif, nous lui conseillerons de lancer un appel d’offre classique.

P. E. M. : Comment faire quand il y a un acquéreur évident ?

Notre rôle consiste dans ce cas à s’assurer qu’il paie le prix attendu par les vendeurs, et à réduire les aléas. Par exemple, dans un cas où un candidat était l’acquéreur naturel d’un actif, nous lui avons accordé une priorité d’un mois et demi pour remettre son offre, faute de quoi nous aurions ouvert un process duquel il aurait été exclu. En effet, si nous avions lancé un open bid, aucun candidat n’aurait concouru sachant que cet acquéreur naturel participait au process, et il se serait alors retrouvé en position de force.

L'OEIL Afficher tout

Denis Criton et Gaëtan Gianasso, associés corporate de Latham & Watkins
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L’œil de Latham & Watkins  avec Denis Criton, Olivier du Mottay et Gaëtan Gianasso, associés corporate

P. E. M. : Voyez-vous davantage d’approches préemptives aujourd’hui ?

Une majorité des transactions private equity sur lesquelles nous avons travaillé depuis 18 à 24 mois sont des préemptives ou en sont issues.

Quelle en est votre définition ?

On pourrait considérer qu’il y a trois principaux types de préemptives ces derniers temps :

- une offre est présentée et acceptée hors processus de cession,

- une offre est présentée hors processus de cession mais elle en déclenche un, le cédant souhaitant « benchmarker » cette offre non sollicitée,

- en cours de processus de cession organisé, une offre préemptive peut également intervenir avant la date prévue de remise des offres fermes, par exemple.

Quels sont les prérequis du point de vie juridique ?

En principe – et sous réserve des clauses d’inaliénabilité applicables aux actionnaires majoritaires, ce qui est plutôt rare – les pactes d’actionnaires permettent à l’actionnaire majoritaire d’emporter la cession de l’ensemble des actionnaires et, ainsi, d’accepter une offre préemptive.

Du point de vue de l’acquéreur, une offre préemptive est généralement précédée d’un accord avec le management sur les termes de son réinvestissement et de la finalisation d’un financement le plus ferme possible.

En effet, les seules conditions acceptées par un cédant dans le cadre d’une offre préemptive sont généralement celles liées à l’obtention de l’approbation de l’acquisition par les autorités de contrôle des concentrations et des investissements étrangers.

Votre conseil pour une préemptive réussie ?

Il faut faire attention aux objectifs divergents entre l’actionnaire majoritaire et le management – notamment en termes de valorisation – qui peuvent conduire un candidat à ne pas maximiser les chances de succès de son offre préemptive.

La fermeté du financement est bien sûr également un élément clé.

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