La situation franco-française illustre à elle seule le retour de l’aléa politique, avec son cortège de débats sur la fiscalité, les dépenses publiques… auquel les acteurs de l’investissement, et de l’économie en général, font face depuis quelques mois. Toutefois, ceux-ci doivent prendre en compte bien d’autres facteurs de tensions ou d’inconfort, tant au niveau européen que mondial.
Tous les responsables ESG de fonds d’investissement européens, tous les consultants et autres avocats spécialisés avaient coché dans leurs agendas la date du 26 février. Comme prévu, la Commission européenne a dévoilé ce jour-là ses « Omnibus simplification packages » visant à réformer les obligations de reporting auxquelles sont soumises les entreprises en matière de durabilité. À la suite d’échanges avec bon nombre d’associations professionnelles – une délégation de France Invest était à Bruxelles quelques jours auparavant pour « tirer la sonnette d’alarme sur certains aspects de la CSRD » et rappeler qu’une « simplification ciblée est essentielle pour en faire un levier de transformation et de résilience, plutôt qu’une charge supplémentaire dans un contexte économique déjà tendu » –, c’est bien sur cette voie que s’est engagé l’exécutif européen, qui doit encore être suivi par le Parlement pour acter définitivement ces modifications.
Celles-ci concernent particulièrement les seuils de taille à partir desquels des entreprises doivent se soumettre aux obligations de reporting au titre notamment de la CSRD. L’évolution contenue dans les Omnibus va sortir 80 % des sociétés de son champ d’application « et concentrer les obligations d’information en matière de durabilité sur les entreprises les plus grandes, qui sont davantage susceptibles d’avoir l’incidence la plus importante sur les citoyens et l’environnement », indique le communiqué de la Commission. Concrètement, il s’agit d’entités employant plus de 1 000 salariés et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 50 millions d’euros. De plus, celles-ci bénéficieront d’un sursis quant à l’entrée en vigueur de cette obligation : initialement prévue en 2026 ou 2027, elle a été reportée à 2028. Enfin, Bruxelles souhaite « introduire la possibilité de publier des informations sur les activités qui sont partiellement alignées sur la taxinomie de l’UE, ce qui favorisera une transition environnementale progressive des activités au fil du temps, conformément à l’objectif d’accroître le financement de la transition pour aider les entreprises à progresser sur la voie de la durabilité » et « introduire un seuil d’importance financière pour la publication d’informations en lien avec la taxinomie et réduire d’environ 70 % les modèles à utiliser pour publier ces informations ».
Porte-voix de l’industrie du capital-investissement au niveau européen, Invest Europe s’est félicité dans un communiqué de ces évolutions, qualifiant les Omnibus de « pas de géant dans la bonne direction ». « La proposition marque une évolution significative vers une réduction d’un fardeau réglementaire inutile, offrant davantage de flexibilité aux participations de nos adhérents. Cela bénéficie aussi aux gérants de fonds de private equity et de venture, tout en préservant la dynamique de croissance durable dont l’Europe a besoin. Ces changements sont un soulagement bienvenu pour nos membres et Invest Europe va s’engager pour les soutenir tout au long des négociations qui vont s’ouvrir avec les députés européens, afin d’aboutir à une loi qui prenne en compte les spécificités de notre classe d’actifs », peut-on lire dans la déclaration faite par l’organisme présidé par Johannes Huth et dont la direction générale est assurée depuis 2019 par Éric de Montgolfier.

« Pour les entreprises, il y a un vrai sujet lié à l’intégration du flux de régulations, aux moyens nécessaires et à leur adéquation avec leurs objectifs opérationnels. Dans ces moments où nous avons l’impression que les normes s’empilent les unes sur les autres, c’est notre rôle d’investisseur d’anticiper et, surtout, de rassurer et d’accompagner nos différentes parties prenantes », Sophie de Fontenay, Raise
Réglementation européenne omniprésente
À sa lecture, l’impression qui domine est donc que son lobbying et celui des différentes associations professionnelles et patronales a porté ses fruits. Toutefois, une partie du chemin reste encore à parcourir pour s’assurer de la bonne matérialisation de ces allègements : « Le problème est bien souvent davantage dans les textes d’application de la loi, ce que l’on appelle le niveau 2. Le sujet est donc maintenant de s’assurer que ceux-ci iront dans le sens de la simplification annoncée dans les Omnibus. Quoiqu’il arrive par la suite, cela va forcément créer un certain inconfort pour les fonds dans un contexte de levée déjà compliqué, prévient l’avocate France Vassaux, aujourd’hui à la tête de son propre cabinet spécialisé en réglementaire et ESG après avoir passé plus de 10 ans à la direction juridique de France Invest. Les propositions de modifications dévoilées le 26 février soulèvent la question de la cohérence entre les textes européens, et notamment entre le SFDR et la CSRD. La question centrale est celle de la collecte et de la fiabilisation des données ESG remontées par les participations détenues dans le portefeuille des fonds, ceux-ci étant à leur niveau soumis à des obligations de reporting en lien avec leur catégorisation SFDR. Par définition, ces données ESG ne sont pas si faciles à collecter dans le monde du non coté. Dans le même temps, les fonds pourraient se trouver sous la pression de leurs LPs, notamment institutionnels européens soumis eux aussi à SFDR. Ces derniers voudront certainement continuer à collecter ces données ESG afin de pouvoir produire leurs propres rapports. »
Tous ces questionnements confirment en tout cas que l’industrie du private equity est très largement encadrée par des réglementations qui se décident au niveau européen. C’est le cas, bien sûr, de la directive AIFM promulguée le 8 juin 2011, qui « fixe un cadre européen harmonisé concernant l’agrément, les activités et la transparence des gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs (FIA) qui gèrent et/ou commercialisent des FIA dans l’Union européenne. Elle simplifie le cadre juridique de la gestion d’actifs tout en renforçant la protection des investisseurs et des épargnants », comme le rappelle l’AMF. D’autres thématiques, comme l’ouverture de la classe d’actifs aux particuliers à travers les règlements Eltif, la cybersécurité avec l’entrée en vigueur au 17 janvier 2025 de la directive Dora (Digital Operational Resilience Act) et, bien sûr, la durabilité dans le cadre du Pacte vert bruxellois, ressortent aussi en grande partie des institutions européennes. « En dehors de la fiscalité, qui reste largement l’apanage des États, 85 % de la réglementation encadrant notre industrie dépendent de l’Europe. À ce niveau comme à celui des États, il y a bien sûr un aléa et un risque d’instabilité politique qui existe, sans parler d’un désalignement fréquent entre les cycles politiques ou électoraux et le calendrier des investisseurs. Cependant, les institutions européennes restent dans l’ensemble plutôt stables », rappelle France Vassaux.
Toutes les organisations professionnelles et syndicales ne s’y trompent évidemment pas, qui ont pour beaucoup d’entre elles des représentations à Bruxelles. France Invest a ouvert la sienne il y a quelques jours seulement en rejoignant la Maison des entrepreneurs de France du Medef, qui accueille déjà le Gifas, France Industrie, Mobilians ou encore la Fédération bancaire française. « Notre ambition ? Construire une véritable épargne européenne pour financer nos start-up, PME et ETI et renforcer durablement notre souveraineté économique. L’heure est venue d’exporter notre modèle et d’accélérer notre impact pour une Europe plus forte, plus compétitive, plus verte et innovante, plus inclusive et équitable : vaste programme, mais, collectivement, nous pouvons y parvenir », clame-t-elle dans son post LinkedIn dévoilant cette implantation.
Le serpent de mer de la fiscalité des management packages rejaillit

La balle est désormais dans le camp de l’administration fiscale, attendue au tournant des précisions qu’elle va pouvoir apporter à la loi de finances pour 2025 dans le domaine de la fiscalité des management packages. « Le texte entré en vigueur le 15 février pose le principe que tout gain acquis en contrepartie de l’exercice de fonctions dans une entreprise peut être considéré comme du salaire. Si deux conditions sont remplies, à savoir qu’il y a un risque de perte en capital et que les actions cédées ont été détenues plus de deux ans (à l’exception des actions gratuites et autres instruments issus de régimes légaux), le régime d’imposition du gain sera celui du régime des plus-values, plus intéressant que l’impôt sur le revenu classique, mais ce régime dérogatoire sera plafonné », explique Émilie Renaud, associée au sein de l’équipe fiscale de Scotto Partners.
Ce plafond se calcule par application d’un multiple dit « de performance », dont la définition n’est à ce stade pas très claire, mais qui devrait correspondre, si l’administration fiscale adopte, dans ses commentaires sur le texte, une approche économique, à trois fois le multiple projet. La fraction du prix de cession excédant ce plafond tombera sous le coup de l’impôt sur les salaires, soit un taux de 59 % maximum au lieu de 34 % pour le régime des plus-values. « Ce mécanisme risque de sanctionner la surperformance et acte un revirement par rapport aux arrêts du Conseil d’État qui encadraient jusque-là les management packages tout en rappelant le principe de leur imposition selon le régime des plus-values », pointe Émilie Renaud.
Désalignement d’intérêts
En plus de dénoncer un régime confiscatoire, les dirigeants de participations qui s’élèvent contre ce texte, emmenés notamment par le président d’April Éric Maumy et le LBO Club, en soulignent l’impact sur l’alignement des intérêts avec les fonds actionnaires, fustigeant « une vision court-termiste et corporatiste » qu’auraient défendu, selon Éric Maumy, dans un post LinkedIn, « les télégraphistes de France Invest qui ont tenu la plume pour le gouvernement », aboutissant ainsi à « sacrifier le package des managers au profit des fonds ». Dans la lignée de ces échanges, les deux partenaires ont lancé le 12 mars l’Alliance des entrepreneurs et salariés investisseurs (Alesi). Les éléments de langage défendus par l’association professionnelle sont évidemment tout autres, celle-ci indiquant que, « par rapport à l’insécurité juridique dangereuse qui prévalait depuis la jurisprudence du Conseil d’État de 2021, ce texte représente une clarification salutaire, ainsi qu’une amélioration significative de ce cadre fiscal pour les dirigeants d’entreprise », rappelant qu’elle « a simplement été consultée et avait fait valoir la nécessité de garantir une situation équilibrée pour les entreprises et leurs dirigeants » et reconnaissant que « ce texte est imparfait et incomplet et [qu’]il serait souhaitable d’aller plus loin ».
De fait, le texte instaure un écart de régime entre le carried, dont la fiscalité reste à 34 % en vertu de la flat tax, et les management packages, qui sont susceptibles de passer à 59 %. Il peut par ailleurs avoir des effets importants en cas de réinvestissement de la part des dirigeants de participations en limitant leur net disponible et leur capacité à participer à un nouveau LBO. Pour Émilie Renaud, le texte en l’état risque fort d’être une source de contentieux importante, car il ouvre la voie à de nombreuses interprétations possibles, et donc à des débats infinis avec l’administration fiscale sur ses modalités d’application.